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Les Ombres de Torino (Les Pousse-Pierres II)

 

 

 

 


CHAPITRE 1

 

— Mesdames et messieurs, la manœuvre d’arrimage est terminée et vous pouvez désormais détacher vos ceintures. Veuillez contrôler vos déplacements dans la zone d’apesanteur.

Le passager de la capsule n’écouta pas la fin du message qu’il avait déjà entendu plus d’une centaine de fois. Sur l’écran de surveillance, Franklin observa Alan Yuang se dégager de sa couchette d’accélération et flotter jusqu’au panneau de sortie. Derrière le sas, un jeune officier au visage lisse le salua d’un geste précis :

— Bienvenue à bord, monsieur l’ambassadeur.

Yuang répondit d’un bref hochement de tête. Avant que l’autre ne puisse lui proposer de l’assister, il se propulsa rapidement le long du couloir cylindrique en s’aidant des poignées disponibles, un paquet à la main. Franklin laissa échapper un petit rire amusé devant les efforts du représentant officiel de l’UNESCO pour maintenir une dignité un peu ridicule dans les circonstances.

La pratique de la diplomatie se construit sur des détails symboliques et essentiels. Ainsi, les ambassadeurs ne se réunissaient ni sur la Terre ni sur Eloane, mais ici, juste au-dessus de l’atmosphère terrestre, et en personne, en dépit des excellents moyens de télécommunication disponibles. Franklin coupa les caméras et se rendit au bas de l’ascenseur radial, en marchant lentement et avec précaution. Quelques minutes plus tard, il aperçut son homologue au niveau du carrousel supérieur. L’ambassadeur terrien saisit la barre à l’entrée de l’ouverture rectangulaire et ferma les paupières pendant que son corps pivotait d’un quart de tour. Quelques secondes plus tard, ses pieds prenaient contact avec la plate-forme ouverte de l’ascenseur. Il marqua une pause, les yeux toujours fermés. Son escorte effectua la manœuvre avec une grâce que les meilleurs gymnastes terriens auraient appréciée, et en gardant les yeux grands ouverts. Les changements d’orientation ne représentaient rien de spécial pour les Lagrangiens qui pratiquaient des manœuvres en apesanteur depuis le berceau. La plate-forme amorça sa descente. Yuang ne rouvrit les yeux qu’à mi-chemin, et regarda fixement devant lui. Franklin se tenait debout, légèrement penché en avant et la main sur la rampe latérale du couloir :

— Bienvenue au ciel, Alan. Comment s’est passé ton voyage ?

Yuang grimaça sans chercher à masquer son agacement :

— Bonjour, Franklin. Exécrable comme à chaque fois. Je ne m’habituerai jamais à ces fichues capsules, et encore moins à flotter comme un poisson rouge à l’arrivée. (Il tapa du pied au sol.) Content de retrouver un champ gravitationnel correct, en tout cas.

— C’est toi qui le dis.

La station orbitale, une roue d’une cinquantaine de mètres de diamètre animée d’une rotation rapide, servait à la fois de zone neutre et de point de transit à la majorité des voyageurs terriens qui se rendaient dans l’espace. Il existait deux installations de ce type, en opposition sur la même orbite, à quatre cents kilomètres de la surface. La rotation générait 0,7 g de force centrifuge, inférieure à la normale pour Yuang et nettement supérieure à celle d’Eloane. Les deux ambassadeurs étaient également gênés, mais pour des raisons inverses. Là encore, tout un symbole.

— Allez, viens, ajouta Franklin. Ici, ce n’est confortable ni pour toi ni pour moi.

Malgré une quarantaine bien avancée, l’ambassadeur lagrangien affichait un visage poupin, une impression de jeunesse renforcée par l’absence totale de cheveux et de sourcils qui évoquait l’image d’un bébé adulte. De même que l’officier qui avait accompagné Yuang, sa tempe s’ornait d’une mince barrette de titane biocompatible, l’implant universel dont était équipé chaque Lagrangien. Franklin invita le Terrien à le suivre vers la zone des salons privés du consulat. Comme le reste de la station, les parois de la pièce étaient impeccablement blanches et lisses, sauf un mur transparent ouvert sur le vide de l’espace et un arrière-plan d’étoiles qui défilaient lentement. Yuang détourna les yeux et tendit le carton allongé qu’il avait apporté à son interlocuteur. Franklin l’ouvrit pour en retirer une bouteille au contenu doré. Il examina l’étiquette en laissant échapper un murmure d’appréciation et se dirigea vers le bar :

— Tu m’accompagnes, bien sûr ?

— S’il te plaît.

Franklin versa une dose généreuse dans deux verres-bulbes. Yuang prit le sien et avala une gorgée les yeux fermés, le dos résolument tourné à la baie vitrée.

— La famille va bien ? demanda-t-il après quelques secondes.

— Très bien ! Huck vient de terminer une patrouille dans la Ceinture. On a fêté son retour hier.

Yuang acquiesça d’un air entendu. Huckleberry, le frère de Franklin, servait en tant qu’officier supérieur dans TransSec, la flotte spatiale des Lagrangiens.

— Tout s’est bien passé ?

— Autant que possible.

Avant les discussions sérieuses, les deux diplomates échangeaient des détails anecdotiques de leurs vies respectives. Ces conversations n’étaient pas toujours innocentes. En mentionnant son frère, Franklin soulignait la réalité de TransSec, l’organisation militaire qui assurait la sécurité de l’humanité dans l’espace, sous le contrôle exclusif d’Eloane.

— Le TSN Shtandart, c’est ça ?

— Toujours la même frégate, répondit Franklin en souriant. Il ne nous en reste plus beaucoup en état de marche, ajouta-t-il sans le lâcher des yeux.

Yuang grimaça et plongea le nez dans son verre. Le TSN Shtandart avait joué un rôle essentiel pendant le bref, mais meurtrier, conflit qui avait opposé la Terre et Eloane, un an auparavant. Les corporations terriennes avaient exécuté un raid surprise contre les forces de TransSec et la station elle-même, provoquant des dommages considérables. Yuang se dirigea vers les fauteuils et invita Franklin à s’asseoir. Le Lagrangien se laissa tomber sur les coussins avec un soupir. Yuang hocha la tête :

— Vous avez gagné cette guerre, Frank. L’armistice a été signé et la Terre a payé des réparations. Cela n’enlève rien à l’ambition légitime d’une planète de vouloir contrôler son approvisionnement en matières premières.

— La Terre ne manque de rien. Les Spatieux vous vendent tout ce dont vous avez besoin.

— Pour l’instant.

Franklin prit une gorgée et ferma un instant les yeux en savourant le parfum du vieux malt. Malgré tous leurs efforts, les biohydroponistes d’Eloane étaient loin de pouvoir égaler le travail des producteurs terriens.

— Pour toujours, affirma-t-il. Leur économie tout entière repose sur ces échanges.

— Un seul client et un seul fournisseur. Ce n’est pas sain.

— C’est un équilibre.

— Instable.

— Stable. (Franklin se pencha en avant.) Un équilibre stable, et nous autres Lagrangiens, nous sommes des spécialistes de l’équilibre.

Yuang lui accorda un sourire forcé. Cela faisait cent cinquante ans qu’Eloane jouait les funambules entre la Terre et la Lune. En 2171, l’humanité se répartissait en trois groupes distincts : la Terre, sous la domination absolue des conglomérats économiques contrôlés par une oligarchie de fortunes familiales ; Eloane, la gigantesque station spatiale des Lagrangiens ; et les Spatieux, éparpillés dans la Ceinture d’Astéroïdes dont ils exploitaient les richesses pour les revendre aux deux premiers, une activité qui leur valait le qualificatif familier de « Pousse-pierres ».

— Eloane : la première et la plus dense communauté humaine dans l’espace, salua Yuang en levant son verre avec ironie. Et le verrou qui assure qu’il n’y en aura plus d’autres, ajouta-t-il sombrement. Si tu penses que la situation actuelle est acceptable, tu te trompes. Si j’avais dû t’apporter une copie de toutes les lettres de protestation que nous recevons de nos citoyens, la capsule n’aurait jamais décollé.

— Des lettres de citoyens, vraiment ? répondit Franklin en affichant une moue dubitative.

Eloane pouvait prétendre avoir de vrais citoyens. Sur Terre, seules les opinions des cadres et des dirigeants des corporations comptaient, et infiniment moins que celles des actionnaires. Quant au reste de la population, il y avait longtemps qu’il n’existait plus de gouvernements pour s’occuper d’eux. Les courriers en question émanaient de décideurs mécontents des restrictions imposées par les Lagrangiens. Yuang savait exactement ce que pensait son homologue et ajusta sa position avec agacement :

— Ne jouons pas sur les mots. Ces gens exercent une réelle influence.

— C’est exact, Alan. Et de là-haut, nous en voyons chaque jour le résultat. (Franklin pointa du doigt la courbe de la surface terrestre qui remplissait maintenant le tiers de la baie vitrée.) Il y a deux siècles, cette planète était un joyau bleuté. Aujourd’hui, c’est un caillou gris.

Il exagérait. Il y avait encore des touches de couleurs entre les nuages, sous le halo azur de l’atmosphère. La Terre n’était pas laide, elle restait même très belle, mais il suffisait de consulter les images d’archives pour mesurer la différence.

— Le climat…

— Il n’a pas changé tout seul, le climat.

Yuang haussa les épaules. Franklin savait que l’idéalisme, totalement sincère, des Lagrangiens était considéré comme une obsession irrationnelle par la Terre.

— Je ne fais que transmettre un message, expliqua Yuang. La Terre ne veut pas d’une liberté surveillée.

— Vous n’êtes pas enfermés. Le Traité de Circulation vous donne un accès à l’espace et Mars est à votre disposition.

— Mars nous coûte une fortune !

— Ce n’est rien, comparé à ce que ça vous rapportera, précisa Franklin. Dans cent ans, les hommes y marcheront sans scaphandre. Dans deux siècles…

— C’est du futur, coupa Yuang, et cela ne change rien à la situation d’aujourd’hui.

Le Lagrangien soupira :

— Tu vois, c’est exactement cela, votre problème. Vous ne réfléchissez pas sur le long terme.

Depuis l’armistice, sous le contrôle de l’UNESCO, le Traité de Circulation reconnaissait à la Terre un droit d’accès limité à l’espace en échange d’une reprise accélérée de la terraformation de Mars, un projet que seule la capacité industrielle des corporations pouvait mener à bien. Au lieu d’entrer dans cette logique positive, de nombreux Terriens estimaient qu’il s’agissait d’une expiation pour racheter leur « rébellion ». Yuang laissa percer sa mauvaise humeur par un geste vif :

— C’est facile pour vous de prendre une position morale ! Sais-tu seulement comment cela se passe, en bas ? dit-il en désignant la couche nuageuse qui dérivait derrière la vitre.

— Oui, acquiesça Franklin. Des hommes, des femmes et des enfants survivent comme ils le peuvent, pendant que d’autres, ceux qui ont de l’influence comme tu dis, agissent à leur guise. Et nous devrions vous aider à exporter ce modèle ?

— Il ne s’agit pas d’exporter quoi que ce soit, dit-il. C’est même plutôt l’inverse. Eloane critique notre système, et nous refuse les moyens de le changer.

— Le problème n’est pas là. Lorsque votre volonté sera sincère, les moyens suivront.

— Bah ! Tu me dis ça à moi. Que veux-tu que je fasse ?

— Pas grand-chose pour l’instant, concéda Franklin.

L’UNESCO que représentait Yuang dépendait totalement de ses bailleurs de fonds et restait enfermée dans une mission démoralisante : la gestion des territoires les plus chaotiques et de la portion la plus importante de l’humanité terrestre, pendant que les conglomérats industriels ne s’occupaient que des zones prospères.

À leur décharge, ils cherchent au moins à les étendre.

Eloane taxait lourdement les activités spatiales terriennes et assurait aux Spatieux un quasi-monopole dans l’exploitation des ressources de la Ceinture. Plus important, elle refusait de discuter directement avec les corporations. Seule organisation terrienne reconnue officiellement par les Lagrangiens, l’UNESCO retirait de cette distinction le peu de pouvoir dont elle disposait. Yuang vida son verre-bulbe et le reposa avec impatience, en oubliant d’ajuster son geste à la gravité réduite. La base du récipient heurta brutalement la surface de la table basse et manqua de se renverser. Il maugréa en rattrapant sa maladresse :

— Bordel ! Lescore a déjà assez de mal à maintenir la cohésion du Consortium. Quant aux Pousse-pierres, leurs réactions paranoïaques n’arrangent rien.

Le Consortium rassemblait les principales corporations terriennes impliquées dans les échanges avec l’espace. Un an auparavant, sous la présidence de Cheryl Vonburg, l’organisation avait tenté de mettre fin au pouvoir des Lagrangiens. Son échec n’avait pas remis en cause son existence, seulement son autonomie. Au nom de la paix, Eloane avait imposé que Thomas Lescore, le secrétaire général de l’UNESCO, en prenne la direction afin de développer une répartition harmonieuse des rôles entre la Terre et les communautés spatiales. Le Traité de Circulation en était la première étape. À l’essai depuis un an, il devait être confirmé lors de la conférence tripartite qu’Alan et Franklin se préparaient à organiser.

— Les Spatieux ne vous font pas confiance, Alan, répondit Franklin en ajustant sa position sur le sofa avec une grimace d’inconfort. C’est tout juste s’ils nous font confiance, ajouta-t-il.

— De quoi ont-ils peur ?

— Tu le sais très bien.

Évidemment, les Pousse-pierres voyaient d’un mauvais œil la présence accrue d’un nouvel acteur dans leur chasse gardée. Yuang haussa les épaules :

— Il n’est pas question de les marginaliser, mais ils devront s’adapter. (Il se redressa dans le fauteuil et fixa son interlocuteur.) Écoute, les choses doivent changer. La Terre a fait des concessions très raisonnables.

— Je le sais.

— Tout le monde va en profiter, insista Yuang, même les Spatieux, s’ils acceptent de jouer le jeu.

Franklin le considéra pensivement et pencha la tête sur le côté, exposant un peu plus son profil droit et l’implant de métal figé dans sa tempe. Le Terrien fit un effort pour garder un visage neutre. De l’autre côté de la baie vitrée, un croissant gris de surface lunaire avait remplacé la vision de l’atmosphère terrestre.

— Si tout le monde jouait le jeu, murmura Franklin, alors il n’y aurait pas de problème. Tu sais bien que ce n’est pas le cas et c’est pour cela qu’il faut des règles précises.

— Oui, des règles précises et contraignantes, répondit Yuang d’un ton amer. Pour nous et pour les Spatieux, mais pourquoi n’y a-t-il jamais de règles pour vous ?

— Parce que nous, Alan, nous jouons toujours le jeu, répondit Franklin en tapotant son implant.

Yuang soupira. Les implants des Lagrangiens n’étaient pas que des communicateurs et des extensions neuronales. Ils leur imposaient de parler, et même de penser, avec une stricte sincérité. Un Lagrangien ne mentait jamais ; il en était littéralement incapable.

— Oui, vous jouez toujours votre jeu, c’est facile quand on décide des règles et quand on a l’avantage.

— Eloane n’abuse pas de la situation. Que personne ne puisse le faire est d’ailleurs la principale mission confiée à TransSec. Cela s’appelle la paix.

— Il y en a chez nous qui appellent ça : « visser le couvercle de la marmite », et tout le monde sait ce qui se passe lorsque cela dure trop longtemps.

— Tu dramatises, répondit Franklin avec calme. Nous sommes conscients des tensions qui existent. Le traité sera confirmé, à condition d’obtenir l’accord des Spatieux. C’est notre boulot à tous les deux de les convaincre, et de tenir compte de leurs arguments.