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Le manuscrit initial des Pousse-Pierres était beaucoup plus gros que la version finalement éditée. Certaines des sous intriques qui ont été retirées trouveront éventuellement leur place dans un autre roman, mais il y a également plusieurs scènes, alternatives ou complémentaires du livre publié, que je vous propose de découvrir ici. Bien entendu, je vous recommande d’avant lu le roman avant, à la fois pour comprendre le contexte, et ensuite pour éviter les spoilers.

 

La plupart de ces scènes font intervenir François Trévise, le père de Richard, et Savitskaya. De fait, j’avais initialement prévu de développer une relation particulière entre ces deux personnages. Cela commence à l’arrivée des Trévise sur Eloane.



 

 

François Trévise reprit conscience, allongé sur un lit médicalisé, le cou, la poitrine et le bras gauche encastrés dans une coque de plastique. Il n’avait plus mal, juste une impression cotonneuse provoquée par l’anesthésique et qui lui permettait tout juste de bouger son seul bras valide. Il se trouvait dans une pièce carrée d’un peu plus de trois mètres de côté, sobrement meublé d’une table et d’une chaise en plus du lit. La porte ne possédait pas de poignée et il avait immédiatement repéré le globe noir au plafond.

Une cellule de détention. Où se trouvent Nicole et les enfants ?

La porte s’ouvrit pour laisser pénétrer une jeune femme avec une tasse de café dans une main et une tablette électronique dans l’autre. Elle le considéra silencieusement avant de s’asseoir. François tourna la tête avec précaution et l’examina à son tour.

Militaire, moins de trente ans, je dirais.

Elle n’était pas particulièrement jolie, avec un visage plat, des traits plutôt épais et des cheveux blond coupés aussi court que les siens. Sur sa tenue noire, il reconnut le sigle de TransSec, un bouclier de métal barré d’un trait de lumière sur un fond d’étoiles. Incapable de se redresser, il essaya de se tenir aussi dignement que possible.

— Bonjour, je m’appelle François Trévise.

— Lieutenant Savitskaya.

La voix avait un accent slave assez marqué. Le signe qu’elle n’était certainement pas née sur la station. Elle prit une gorgée de café et plissa les yeux, comme si le liquide était trop fort, ou trop chaud. François fixa la tasse avec envie :

— Je pourrais en avoir un, moi aussi ? Et si vous pouviez me redresser, s’il vous plaît.

— Da.

Elle ne rajouta rien d’autre et elle ne fit aucun geste. François se demandait si son anglais avait été correctement compris lorsqu’il sentit le haut du lit se relever pour former un dossier. La porte s’ouvrit à nouveau. Un robot porte-plat glissa silencieusement dans la pièce et posa une deuxième tasse ainsi qu’une petite fiole sur une tablette latérale à côté de son lit. La jeune femme avait dû transmettre les commandes silencieusement au moyen de la liaison informatique dont tous les Lagrangiens étaient équipés. Elle le fixait attentivement, comme pour lui faire comprendre le message.

Elle est en contact avec tout leur système. Si elle a besoin d’une information, ou de vérifier ce que je lui dis, elle pourra le faire sans même que je m’en rende compte.

Autrement dit, il n’avait pas intérêt de raconter n’importe quoi. Les implants existaient sur Terre, mais ils étaient rares. Peu de gens acceptaient l’idée de câbler directement un terminal informatique à leur cerveau.

N’empêche que ça doit être bien pratique par moment.

— J’ai plusieurs questions à vous poser… monsieur Trévise.

François nota l’hésitation. Il s’était renseigné sur les coutumes lagrangiennes. Ils n’utilisaient pas de noms et prénoms, ni de titre de civilité. Seulement un identifiant, presque toujours d’inspiration historique ou littéraire, associé à un numéro différenciateur pour les homonymies. Nicole et lui s’étaient amusés à imaginer ceux qu’ils choisiraient pour eux-mêmes.

— Je vous écoute, dit-il.

— Avec votre famille, vous vous êtes introduit par effraction dans le spatioport et ensuite à l’intérieur d’une capsule de transport. C’est bien cela ?

— Oui.

— Vous n’êtes pas un employé du spatioport ? (Il secoua la tête.) Pourtant, vous portiez un de leurs uniformes et vous vous êtes fait passer pour un de leurs gardes. Oui ?

Il sentit une curieuse réprobation dans le ton de la question, ou bien peut-être était-il particulièrement sensible à ce qu’elle pouvait penser. Après tout, il avait certainement trahi son employeur, un crime sérieux sur Terre, quelques soient ses propres justifications.

— Ça vous pose un problème ? rétorqua-t-il.

— Je vous demande pardon ?

— Ce que j’ai fait. Ça vous pose un problème ?

— Ce n’est pas à moi de juger, monsieur Trévise, dit-elle sèchement. Alors niet, ce que vous avez fait ne me pose pas de problème, mais j’ai un rapport à rédiger.

Elle porta la tasse à ses lèvres. Ses yeux laissaient comprendre qu’elle avait beaucoup mieux à faire que de recueillir sa déposition, ce qui ne fit qu’aggraver son irritation et son sentiment de culpabilité :

— Et moi j’ai simplement essayé de donner à ma famille une chance de vivre ailleurs que dans un monde de requins. Alors, mettez aussi ça dans votre rapport.

Savitskaya reposa la tasse assez brusquement pour qu’un peu de liquide s’en échappe et fasse une grosse tache marron sur la surface blanche :

— Je vous ai posé une question précise, monsieur Trévise. Cet entretien ne vous plaît pas et à moi non plus, alors si vous souhaitez qu’il ne dure pas plus longtemps que nécessaire, je vous conseille de coopérer et de me répondre simplement. Da ?

François soutint son regard pendant une seconde entière. Cette fille était dure comme de l’acier. Il en fallait plus que cela pour l’intimider, sauf que pour l’instant elle avait l’avantage, et lui rien à gagner à une épreuve de force.

— J’ai effectivement pris la place d’un des gardes, admit-il. Je suis normalement affecté à la sécurité de la zone urbaine de Lyon.

Il prit une gorgée de café pour se donner une contenance. Le goût était amer avec une saveur difficile à identifier, pas du tout sucré. Il avala sans rien montrer. La jeune femme consulta sa tablette :

— Le spatioport est une filiale de Domelta, la société pour laquelle travaille votre épouse. Quelle est sa fonction ?

La référence à Nicole raviva l’inquiétude de François.

Où est-elle ? A-t-elle réussi à contacter Théodoros ? Comment vont les enfants ?

— Elle travaille dans le département informatique. Savez-vous si…

— Que fait-elle exactement ? interrompit Savitskaya.

François serra le poing sous la table et ravala sa colère :

— Elle… elle développe des logiciels. Je n’y connais rien.

— Revenons à SaintEx. Quels types de marchandises transitent normalement par le port ?

Il fronça les sourcils. Il connaissait assez les procédures policières et les techniques d’interrogation pour se rendre compte qu’elle avait une idée précise en tête.

— Des produits biologiques, des équipements spatiaux, des engins d’excavation. Ce genre de matériel.

Elle lui demanda plus de détails. Il raconta le peu qu’il savait, et il aurait mis sa main à couper qu’elle était déçue par ses réponses. Elle posa d’autres questions sur la manière dont il avait déjoué les systèmes de sécurité.

— Donc vos blessures, dit-elle en désignant la coque qui l’immobilisait, ce n’est pas en essayant d’échapper aux services de sécurité ?

François décrivit les circonstances de leur fuite.

— Vous avez pris un risque, dit-elle. Pourquoi n’avez-vous pas attendu le départ d’une capsule avec suffisamment de cuves pour vous trois ?

— C’est ce qui était prévu. Nicole interrogeait régulièrement les bases de données des cargos. C’est probablement ce qui a provoqué sa mise sous surveillance. (Il fit un geste agacé.) Nous avons dû improviser.

Il y eut d’autres questions sur des points secondaires. François profita d’une pause pour répéter sa question :

— Où se trouve le reste de ma famille, Posalusta ?

Elle leva les yeux avec une expression parfaitement neutre. Un vrai visage de joueur de poker.

— Cela se prononce Pozhalujsta.

— Désolé, je n’ai pas souvent l’occasion de pratiquer. Un de mes amis à l’université venait de Russie, lui aussi.

Cela lui valut une ébauche de sourire, avant que le masque impassible ne revienne immédiatement.

— Vous avez été à l’université ? Pour quelles études ?

— Administration.

L’amertume dans sa voix devait être perceptible. Il n’aurait pas été surpris qu’elle lui demande pourquoi, avec son niveau de formation, il travaillait comme agent de sécurité. Elle ne le fit pas. Peut-être pouvait-elle deviner la réponse. Après tout, c’était une immigrée, elle aussi. Elle le fixa avec la même expression sérieuse qu’au début de l’entretien :

— Votre fille est sortie du coma. Votre femme se trouve avec elle.

La nouvelle lui fit l’effet d’un coup de poing à l’estomac. Savitskaya résuma la situation médicale de Sophie :

— La trachéotomie a été pratiquée assez rapidement pour prévenir des dommages au cerveau. Il n’y aura pas de séquelles.

François déglutit et s’efforça de reprendre sa respiration, avant de réaliser que Richard n’était pas mentionné. Son inquiétude redoubla.

Où est-il ? Est-ce que…

— Votre fils est avec quelqu’un d’autre, ajouta Savitskaya. Un certain Théodoros. Vous le connaissez ?

— Pas personnellement. Ma femme a été en contact avec lui.

— Vous avez une idée de la raison pour laquelle il serait allé le retrouver ?

Leurs regards se croisèrent. Nicole lui avait bien expliqué que la pire chose à faire face à un Lagrangien était de lui mentir. François hésita :

— Oui, mais je ne suis pas sûr de devoir vous répondre.

— Ah oui ?

Elle semblait plus amusée qu’agacée. Il était coincé, mais si le sujet était important, il fallait qu’il soit prudent et surtout qu’il ne mette pas en péril leurs chances d’être acceptés. Un retour vers la Terre serait une catastrophe.

— Écoutez, mad… euh, Savitskaya. Je suis prêt à coopérer de manière raisonnable, mais si nous sommes accusés de quelque chose, alors je voudrais d’abord parler avec un avocat.

— Vous pensez avoir besoin d’un avocat ?

— Ce n’est pas le cas ?

— C’est moi qui pose les questions.

François ne répondit rien.

Nicole et les gosses sont en sécurité et Théodoros est prévenu. Il n’y a rien d’autre à faire.

La jeune femme le considéra silencieusement, comme si elle débattait de la stratégie à adopter. Finalement, elle se leva :

— Nous verrons cette histoire d’avocat plus tard, monsieur Trévise. Je n’ai pas d’autres questions à vous poser, pour l’instant.

Elle quitta la pièce. François ferma les yeux et frissonna en repensant à Sophie. La haine qu’il éprouvait pour ceux qui l’avaient contraint à prendre de tels risques le faisait bouillir, et elle s’ajoutait à la frustration d’être immobilisé. Il ne comprenait pas non plus la raison de cet interrogatoire et de toutes ces questions sur Domelta. Pourquoi les militaires s’intéressaient-ils à cette corporation ?