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Prologue

 

Maureen O’Garret regardait les étoiles tournoyer derrière le hublot de quartz du caisson de survie. Elle les voyait scintiller un instant sous une tache de givre formée par la condensation. Les drogues qui entraînaient son corps dans le sommeil de l’hibernation brouillaient son esprit après avoir calmé son angoisse. Il n’y avait aucun signe d’activité sur le moniteur de contrôle, aucun son dans ses écouteurs. Autour d’elle, l’épave du CEL Pearl dérivait dans l’espace, aussi inerte et silencieuse qu’un vaisseau fantôme. Chaque seconde l’éloignait de ses parents, morts ou sur le point de l’être.

L’accident ne leur avait laissé aucune chance.

 

L’éclairage de secours avait illuminé la passerelle de pulsations brutales, en rythme avec les hurlements de l’alarme. Patrick O’Garret, le Capitaine, son père, s’était précipité sur la console de commandes :

― CATHERINE ! Qu’est-ce qui se passe ?

― C’est la panique dans la salle des machines. J’y vais.

Malgré la vigilance du radar, un fragment de roche avait dû percuter le compartiment du réacteur, endommageant le bouclier de confinement de la pile et provoquant une irradiation mortelle dans l’habitacle du petit astronef familial. Même si sa mère avait agi aussi rapidement que possible, la vitesse des processus subnucléaires relevait d’un autre ordre de grandeur que les actions humaines, ou même électroniques. Seule Maureen avait été épargnée, sauvée par sa présence à l’extérieur au moment de l’accident. Son père avait immédiatement verrouillé le sas pour l’empêcher de revenir.

― Alerte contamination ! Maureen, éloigne-toi vers l’avant. Vite ! Reste derrière le conteneur.

― Rouvre le sas ! Laisse-moi aider maman !

― Fais ce que je te dis.

Elle l’avait supplié, en vain. Il s’était montré intraitable, la sommant de rester là où la masse de minerai pourrait la protéger des radiations tandis que Catherine exécutait un arrêt d’urgence du réacteur, au milieu du crépitement des courts-circuits et du sifflement des fuites de réfrigérant. Ses parents n’avaient échangé que quelques phrases. Après dix années de vie dans les deux cents mètres cubes de compartiments et de machines, chacun savait parfaitement ce qui était possible ou nécessaire.

― L’accumulateur B est disfonc. Je diverge sur le A.

― Vu.

― Déch ! Il fait chaud, ici. Le circuit hydraulique tient le coup ?

― Pas vraiment.

― C’est bon pour la pile. Bascule sur le réseau de secours.

Une irradiation aussi massive ne laissait aucune chance à un être humain sans protection, sans parler des saloperies chimiques qui flottaient désormais dans les circuits d’aération. Secouée de sanglots, désespérée et impuissante, Maureen avait suivi le déroulement du drame avec une pleine conscience de l’horreur. Son père avait ouvert les valves de sécurité afin de réduire le taux de vapeur et éviter à sa mère d’être ébouillantée, en plus de tout le reste. Catherine O’Garret avait consacré ses dernières minutes à satisfaire les exigences des machines, jusqu’à ce que sa voix ne soit plus qu’un souffle à peine audible, haché par une toux étranglée.

― Maman !

― Catherine ?

― MAMAN !

Elle avait sans doute déjà perdu connaissance, malgré la ventilation poussée au maximum. La température dans la salle du réacteur dépassait les quatre-vingts degrés. Après cela, son père avait expliqué à Maureen ce qu’ils allaient devoir faire, balayant ses protestations jusqu’à ce que la jeune fille hystérique se rende à la raison. Les lois de la physique étaient aussi implacables que la Règle acceptée par tous les Spatieux, même à quinze ans.

Le disque aplati de Jupiter traversa le hublot, éclairant l’intérieur du caisson d’une pâle lumière verte.

Aussi sombre et froide qu’un tombeau terrien.

Ou du moins ce qu’elle imaginait. Les Spatieux n’enterraient pas leurs morts. Ils les envoyaient se reposer dans la chaleur étincelante du Soleil pour mêler leurs atomes à ceux d’une étoile. Ses parents n’y auraient pas droit, et elle-même n’était pas tirée d’affaire. Allégé au maximum, ce qui restait du Pearl se dirigeait vers la Ceinture avec une vitesse suffisante pour espérer que son unique passagère soit encore en vie lorsque l’astronef arriverait dans les parages de Cérès. Un vrai pari de Pousse-pierres, avec le risque d’aller de Charybde en Scylla, ou plutôt l’inverse : le vaisseau quittait le tourbillon gravitationnel de la planète géante dans l’espoir de se raccrocher à un îlot de civilisation.

Elle avait froid et sa conscience se délitait sous l’action des drogues. Sa dernière pensée fut pour ses parents qui venaient de se sacrifier pour elle. Un Spatieux pensait d’abord à son vaisseau et à sa famille ; il s’agissait d’ailleurs souvent de la même chose. La probabilité qu’un astronef croise l’orbite du Pearl n’était pas négligeable. Une fois à bord, Maureen saurait se débrouiller.

Ça aussi, c’était la Règle.


CHAPITRE UN

 

Arrivée à la fin de son périple, la forme triangulaire du conteneur se découpait sur le fond lumineux de la planète. Des dizaines de feux de position constellaient sa surface grise sans l’éclairer. Quatre lances de lumière traversèrent l’espace lorsque les remorqueurs allumèrent brièvement leurs propulseurs, provoquant une infime rotation de la structure.

― IE-5287 à Orbiter-2. Confirmation de trajectoire d’insertion.

― Ici Orbiter-2. Trajectoire confirmée, IE-5287. C’est tout bon, les gars. Vous pouvez aller chercher le suivant.

― Affirmatif. Dites aux Pieds-lourds de baisser la tête.

Les propulseurs se rallumèrent et les remorqueurs s’envolèrent. Destination : la Ceinture, pour un autre convoi.

― Contact atmosphère dans cinq minutes. Armement des détonateurs.

La densité des nuages, conséquence du dérèglement climatique, dissimulait jusqu’à la forme des continents. On apercevait tout juste, ici et là, des taches brunes ou bleues de terres ou d’océans. Malgré l’absence de repères visuels, les systèmes de navigation suivaient la position du conteneur avec précision, attentifs à la moindre anomalie susceptible de transformer une banale livraison en catastrophe majeure. Les contrôleurs ne disposaient que de deux solutions de secours : autodestruction ou déviation de l’impact vers une des zones inhabitées réservées à cette éventualité. Un alignement de lacs circulaires au nord de la ville de Des Moines, dans l’Iowa, témoignait que ces précautions n’étaient pas superflues.

Au contact de l’atmosphère, une auréole de gaz surchauffés illumina la partie inférieure du conteneur. Une ligne orange marquait sa trajectoire tandis que la coque extérieure, un mélange de poudre de régolite agglomérée avec une quantité précise de glace d’eau, se désintégrait dans la chaleur intense des frottements de l’air ionisé. Quelques secondes plus tard, une longue flamme filait au-dessus des nuages, avant de se transformer en un cône bouillonnant de vapeurs et de poussières.

― Vol stabilisé. Désactivez les détonateurs, on n’aura pas de problème avec celui-là.

Sa phase de freinage atmosphérique terminée, l’ex-astéroïde IE-5287 devenait un planeur parfaitement contrôlé qui s’apprêtait à livrer plusieurs dizaines de milliers de tonnes de métaux au cœur de l’Europe. Les vents d’altitude dispersaient déjà la queue de la traînée principale en filaments bruns sales. Une pollution significative, mais la Terre n’avait pas le choix. Il n’y avait que dans l’espace qu’elle pouvait trouver ces ressources dont elle avait un besoin vital.

 

*  *  *

 

Au dernier étage du siège commercial de la cité industrielle d’Innsbruck, un groupe de cadres se tenait debout, à distance respectueuse de leur directeur et de son invitée, une femme élégante dans un tailleur vert d’une coupe parfaite. Sa chevelure blonde, rassemblée dans une construction savante, affichait juste ce qu’il fallait de fantaisie pour dissiper l’impression d’une beauté trop froide. Au-dessus de l’horizon, dans la direction de l’ouest et dans l’axe du lac artificiel qui s’apprêtait à lui servir de piste d’atterrissage, un point noir grossissait à vue d’œil.

― C’est toujours spectaculaire, annonça le directeur. Enfin, j’imagine que vous êtes blasée.

Cheryl Vonburg acquiesça avec un sourire poli. L’arrivée d’un conteneur n’avait rien de remarquable pour elle. En tant que PDG d’InterExp, la société qui assurait leur convoyage depuis la Ceinture d’Astéroïdes, ce qui allait se passer relevait de la routine.

― Désolée pour le retard, dit-elle.

― Pas autant que moi ! Nos chaînes de production tournent au ralenti depuis une semaine.

― La cargaison n’était pas prête du côté des Spatieux. (Elle haussa les épaules.) Un problème avec une de leurs fonderies.

Le conteneur était désormais bien visible. Il descendait lentement, une impression uniquement due à sa taille considérable. Au sol, les équipes de réception rejoignaient leurs véhicules, prêtes à prendre en charge la livraison.

― Je sais que vous n’y êtes pour rien, répondit le directeur. Damnés Pousse-pierres ! Ils nous tiennent par les… (Il se reprit en jetant un regard rapide à Vonburg.)… moustaches.

― Je suis d’accord, dit-elle en masquant un sourire.

― Ils se payent notre tête, là-haut ! Comment voulez-vous optimiser un planning dans ces conditions ?

Les communautés spatiales maintenaient la Terre dans un état de dépendance économique depuis des décennies. Faute de moyens suffisants, les corporations ne pouvaient que se soumettre. Eloane, la station orbitale géante qui contrôlait le système solaire au-delà de l’atmosphère, interdisait aux Terriens de concurrencer les Spatieux en allant exploiter eux-mêmes les richesses de la Ceinture.

Le conteneur toucha la surface du lac, produisant un immense sillage. Sur les berges, les véhicules filaient à sa poursuite. Vonburg se tourna vers le directeur. Son visage affichait une expression froide :

― Rassurez-vous, cela ne durera plus très longtemps.

 

*  *  *

 

― Richard ! Tu te réveilles ?

Le garçon sursauta sans lâcher des yeux le compod qu’il tenait à bout de bras, micro pointé vers le ciel où on distinguait à peine une trace sombre derrière l’écran de nuages. Les conteneurs à destination d’Innsbruck passaient juste au nord de Lyon et c’était la première fois qu’il arrivait à enregistrer le bang supersonique et le sifflement caractéristique de leur vol. Malheureusement, le match de foot auquel il participait ne s’était pas interrompu pour autant. L’autre équipe tentait une percée. La voix furieuse de l’entraîneur avait couvert la fin de la séquence. Richard Trévise, un adolescent de seize ans au visage mince, les cheveux châtains ébouriffés par l’exercice, replia le boîtier et le rangea à sa ceinture avant de se remettre à courir sans enthousiasme.

Vivement la fin.

Au mois de février, l’éducation physique avait lieu à l’extérieur, lorsque les vents et la température redevenaient supportables. En 2170, la température estivale en France dépassait les cinquante degrés à l’ombre. L’hiver, il faisait seulement chaud. Richard voulait bien courir derrière une vieille boule de cuir râpée, mais il aurait préféré rester dans le gymnase climatisé. Il s’arrêta à côté d’un garçon rouge d’effort. Francis, lui, détestait les séances de sport :

― T’as réussi à l’avoir ?

― Ouais, et la répartition de fréquences a l’air correcte.

Le ballon revenait vers eux, suite à une passe ratée d’un des avants-centres. Richard fit deux pas en avant et le dégagea, plus ou moins dans la direction d’un coéquipier. L’entraîneur lui jeta un regard dégoûté qu’il ignora.

Il faudra que je fasse le ménage sur la piste. On n’a pas idée de gueuler comme ça.

Son compod contenait quantité d’échantillons sonores. Il s’en servait pour créer des compositions musicales originales. Un truc vieux comme le monde, mais avec de bons outils informatiques on pouvait obtenir des effets intéressants. L’entraîneur cria à nouveau, cette fois-ci à l’adresse d’un autre joueur. Il avait vraiment une voix énervante, aiguë à la limite du ridicule. Richard hésitait presque à la conserver. Il y avait peut-être quelque chose à en tirer, en la retravaillant, bien sûr.

― Pourquoi tu te marres ? demanda Francis.

― Je…

― GAFFE ! cria le gardien.

Un attaquant arrivait à toute vitesse, le ballon bondissant devant ses pieds. Richard s’avança pour l’intercepter, ou au moins le gêner, le temps que le reste de la défense s’organise. L’autre lui fonça dessus, sauta. Richard vit les crampons arriver sur ses mollets et se détourna à la dernière seconde.

― Ah, mais quel nul !

Il ne restait plus que le gardien et Francis, que l’attaquant évita facilement avant de tirer en plein dans la cage. But.

― Changement de joueur, cria l’entraîneur. Richard, tu dégages ! Bastien, tu le remplaces.

― Mais…

― J’ai dit : tu dégages ! Non seulement tu joues comme un pied, mais tu te disperses. Et puis je n’ai rien à faire d’un trouillard dans mon équipe.

Il l’avait dit assez fort pour que tout le monde entende. Richard se sentit rougir. Il resta un instant les poings serrés, à fixer le dos de l’entraîneur pendant que celui-ci s’occupait de rassembler les joueurs avant la remise en jeu.


CHAPITRE DEUX

 

Les officiers spatieux ne portaient pas d’uniforme, pourtant, face à Victor Trajan et avant même d’apercevoir la comète d’or fixée à sa tunique, on se doutait que c’était lui qui donnait les ordres. Avec ses deux mètres de haut et une corpulence de lutteur, le Capitaine-Patriarche du CEL Améthyste en imposait par sa seule présence.

Ce matin-là, ou plus précisément lors du premier quart de la période active, il trônait dans son fauteuil au centre de la passerelle de commandement, un compartiment circulaire de sept mètres de diamètre dominé par une large coupole transparente. En plus du siège central avec sa console personnelle, deux pupitres de commande encadraient un écran de projection. La vue verticale, vers l’avant du vaisseau, était partiellement masquée par le conteneur volumineux amarré à la hune de proue. Trajan sirotait son café en prenant connaissance des dernières entrées du livre de bord. La liste des événements de la nuit défilait sur le terminal fixé à l’accoudoir de son fauteuil. Installée au poste de pilotage principal, sa nièce Nathalie surveillait le radar. Il afficha la page suivante et fronça les sourcils :

― Qu’est-ce qui cloche encore avec le module hydroponique ?

― C’est toujours la fuite dans le circuit principal. Terry m’a dit que la pompe de filtrage était bonne pour la casse.

― On changera la pompe quand on aura l’argent ! Et pourquoi y a-t-il encore une fuite ? J’ai dépensé huit mille dollars en révision, le mois dernier !

― Terry regardera ça aujourd’hui.

Nathalie Trajan n’ajouta pas que son cousin lui avait expliqué que toute l’installation méritait une refonte complète. Le tempérament du Capitaine ne le prédisposait pas à s’intéresser aux problèmes sans solution immédiate, surtout lorsqu’il était question d’argent, et encore plus avec la situation financière actuelle de l’Améthyste, plutôt préoccupante. Les réparations non urgentes attendraient. En vérité, ce fichu module, surdimensionné par rapport au vaisseau, présentait plus d’inconvénients que d’avantages, malgré une valeur sentimentale considérable. Son propre grand-père l’avait installé, à l’occasion de la ruée de 2122 sur les trans-uraniens, lorsqu’il avait transformé le vaisseau en restaurant ambulant. Quarante ans plus tard, les tarifs de l’Améthyste pour un ragoût de poulet au soja restaient un sujet de scandale, tandis que l’immense serre ovale accrochée au flanc de l’astronef était devenue un signe distinctif et un symbole intouchable.

Trajan acheva la lecture du journal sans autre commentaire. Il ferma les yeux en se renversant dans son siège. Le murmure des servomoteurs augmenta pendant qu’ils s’ajustaient à la nouvelle répartition de charge. Pas la peine de s’énerver. Terry trouverait une solution, comme d’habitude. En attendant, ils poussaient cent tonnes de platine pré-raffiné à livrer aux Terriens, à six mille dollars la tonne d’après les dernières cotations.

Après les dépenses de fonctionnement, ça fera au moins cent cinquante mille dollars de bénéfice. De quoi rembourser une partie de la dette et calmer les banquiers.

La voix de Nathalie le tira de ses pensées :

― Un objet en approche rapide, Capitaine.

Trajan se redressa :

― Distance ? Delta-V ?

― Trente mille kilomètres et quatre-vingt mille kilomètres seconde respectivement. Il arrive par l’arrière, inclinaison de douze degrés.

― Identification ?

Nathalie enclencha plusieurs touches sur sa console.

― Identification incomplète, Capitaine. Il n’y a pas de canal audio non plus. J’oriente le télescope.

La vue s’afficha sur l’écran principal. Un réticule centré sur un point lumineux dérivait sur le fond d’étoiles. Trajan se frotta la joue :

― Pas de balise de détresse ?

― Non… Ah si, un signal très faible. J’envoie un accusé de réception.

Le point lumineux devint une brillante lueur. Trois secondes plus tard, l’alarme de collision hurlait dans leurs oreilles. Trajan appuya sur un bouton de son accoudoir :

― Capitaine à équipage. Tout le monde aux postes de manœuvre. Terry, appelle-moi dès que tu sera en place.

Le poste de Terry, son fils et l’officier ingénieur de l’Améthyste, se trouvait dans la salle des machines, à l’arrière du vaisseau. Nathalie s’activait au-dessus de l’écran radar :

― Un objet s’est séparé du contact principal et se dirige vers nous. Un signal beaucoup plus faible et une accélération… Mère de Murphy !

― Comment ça, une accélération ? Donne-moi un vecteur, nom de Zeus ! Terry, prépare une manœuvre d’évitement.

― … au moins 15 g !

― Bordel de déch ! C’est quoi ce truc ! Un missile ?

Nathalie avait projeté les trajectoires sur l’écran, à côté de la vue du télescope. Un petit soleil brillait désormais au centre du réticule.

― Non, Capitaine. Il décélère, en fait.

― Il nous arrive dessus quand même ! rugit Trajan. Terry ! Qu’est-ce que tu fous ?

― Manœuvrer ne sert à rien, Capitaine. Avec une accélération pareille, s’il veut nous rentrer dedans, il y arrivera sans problème.

Trajan enclencha un autre bouton :

― Denis ! Mets en marche le laser de forage et prépare-toi à exploser cette saloperie.

― À vos ordres.

À ce moment-là, une voix désincarnée retentit dans le poste de commande :

― SOS, SOS. Ceci est un SOS. Préparez-vous à recevoir un naufragé. Je répète. SOS, SOS…

― D’où ça vient, ça ?

Nathalie s’était retournée vers la console de communication :

― C’est le canal d’urgence, avec un code d’accès complet, maintenant. Il s’agit du CEL Pearl.

― Le laser est prêt, Capitaine, annonça Denis Dorst.

― Contre-ordre, aboya Trajan. Ne fais rien, mais tiens-toi prêt. Pilote, affinez-moi les projections et interrogez-moi la télémétrie de ce… truc.

Sur l’écran, les courbes des trajectoires de l’Améthyste et du mystérieux objet se précisèrent. Des colonnes de chiffres s’alignaient sur les côtés. Une deuxième tonalité d’alarme attira son attention alors que différents témoins s’allumaient sur les panneaux de contrôle. La voix de Terry Trajan précisa le problème :

― Capitaine. La température extérieure grimpe anormalement.

― C’est la flamme de son propulseur, dit Nathalie. Il manœuvre pour aligner sa vitesse sur la nôtre, sauf qu’il s’y prend n’importe comment et que nous sommes dans le cône des gaz de propulsion.

Le Capitaine acquiesça :

― Terry, je veux des détails sur la température.

― Ce n’est pas trop grave pour l’instant, moins de cent vingt degrés, mais cela empire.

Trajan maîtrisa une bouffée de colère. La Règle commandait de porter secours à un naufragé, sauf que là, son vaisseau se faisait rôtir par le misérable bâtard qui, non content d’avoir perdu le contrôle du sien, s’apprêtait à bousiller celui de son sauveteur. Si le revêtement extérieur de l’Améthyste assurait une protection efficace face aux rayonnements solaires, celle-ci était bien moindre contre les émissions d’un propulseur thermonucléaire.

― Ouvrez-moi une communication avec le Pearl. Qui le commande, déjà ?

La base de données recensait les propriétaires de tous les vaisseaux spatieux. Il y en avait plus de trente mille.

― O’Garret, Capitaine. Il s’appelle Patrick O’Garret.

De mieux en mieux, pensa Trajan. Une fichue tête de pioche d’Irlandais.

― Ici Victor Trajan de l’Améthyste. J’appelle le CEL Pearl. Vous me recevez ?

― Affirmatif, Améthyste. Je vous souhaite une bonne journée. Mettez-vous en orbite libre, s’il vous plaît.

― Mille millions de bonbonnes ! Je vais vous en souhaiter des bonnes journées, moi. Vous êtes en train de me griller les fesses, O’Garret. Coupez ce propulseur immédiatement avant que je vous poinçonne comme une rondelle !

― Désolé, Améthyste. Je vous demande de ne pas tirer et d’interrompre votre accélération. J’ai un survivant humain à bord.

Trajan se tourna vers Nathalie :

― Comment ça un survivant ? Où se trouve le Pearl ?

― Il vient de nous dépasser, Capitaine. Les capteurs indiquent une structure radioactive et très endommagée. Le message provient du deuxième contact.

― Faites-moi un profil radar. Je veux savoir ce qui nous tombe dessus. Pearl, je parle à qui, là ?

― Mon identifiant est B314. Je…

― Putain de pépite ! C’est un maudit robot.

― Affirmatif. Mon propriétaire est Maureen O’Garret.

― C’est elle le survivant ?

― Affirmatif.

― Capitaine, intervint Nathalie, l’objet qui s’approche de nous est constitué d’un des propulseurs du Pearl avec ce qui ressemble à un caisson de survie et d’autres éléments non identifiables.

Trajan fronça furieusement les sourcils avant de se pencher sur les diagrammes de l’analyse radar.

― L’équipage du Pearl est enregistré comme étant Patrick et Catherine O’Garret avec leur fille Maureen, continua Nathalie. Elle doit être inconsciente…

Le Capitaine lui coupa la parole d’un geste impatient. Les indications de température sur la coque venaient de passer les deux cents degrés Celsius.

― Ça suffit. B3-machin, vous m’entendez ? On est en train de cuire là-dessous.

― La phase de décélération sera terminée dans cent quatre-vingt-quinze secondes.

Trajan frappa rageusement l’accoudoir de son siège. Sans sa ceinture de sécurité, il aurait été projeté hors de son fauteuil. Il n’y avait pas que la chaleur. Tout le côté de l’Améthyste était baigné par des particules énergétiques qui allaient lui frire la moitié de ses circuits électroniques. Terry reprit la parole :

― Capitaine, nous devons faire pivoter le vaisseau et nous abriter derrière le conteneur et le module hydroponique.

― Quoi !

― Le conteneur n’est pas assez large pour protéger le reste des compartiments, par contre avec la serre, on limitera les dégâts.

― Mais ça va la bousiller ! Et les deux tiers de la réserve d’eau potable sont dedans.

― La vapeur d’eau absorbera l’essentiel des rayonnements et aidera à dissiper la chaleur. C’est la seule solution, Capitaine.

Trajan le comprenait bien, sauf que voir son précieux jardin sacrifié de la sorte… Enfin, il ferait payer les réparations avec les actifs restants de ces maudits O’Garret.

― Déch de déch de déch ! Bon, d’accord. Arrêtez les propulseurs et allez-y.

La vue sur l’écran pivota. L’image du télescope disparut et la pléiade de témoins d’affichage sur le panneau de commande se réorganisa. Les conditions redevenaient normales dans certaines parties du vaisseau et empiraient ailleurs, dans la serre en particulier. Trajan gardait les yeux fixés sur les indicateurs de température. Il imaginait ses plantes en train de flétrir, avant de finir à l’étuvée.

― On n’y voit rien. Envoyez un drone en latéral.

Le télescope se trouvait désormais du mauvais côté du vaisseau et, de toute façon, il aurait lui aussi été soumis au bombardement destructeur. Une sonde télécommandée pouvait se tenir à l’écart et leur transmettre plus d’informations.

― Drone lancé, annonça Nathalie. J’enclenche le visuel.

La sonde disposait de plusieurs caméras orientables. Elle programma leurs alignements et l’écran afficha deux rectangles noirs. L’un d’eux montrait une longue flamme intense et légèrement bleutée, l’autre, le vaisseau lui-même. Trajan évalua les trajectoires.

― Il devrait arriver à ralentir suffisamment, confirma la pilote. Mais ce sera juste.

Trajan grommela une phrase indistincte. Les indicateurs du module hydroponique décrivaient les conditions d’une cocotte-minute géante. Sur l’écran, plusieurs jets de vapeur s’échappaient des valves de sécurité. Au moins, le reste du vaisseau tenait le coup.

― Je n’aime pas la couleur de sa flamme, annonça soudain Terry. Il est en train de perdre son champ stabilisateur.

Trajan enclencha à nouveau le bouton d’émission :

― B3-bidule, ici Améthyste. Votre propulseur dysfonctionne.

― Affirmatif.

― Arrêtez-le avant de tout faire sauter.

― Négatif. Mon estimation indique au moins cinquante-trois secondes d’opération.

Trajan se tourna vers Nathalie.

― Contact dans quarante-huit secondes, précisa-t-elle. Par contre, il perd de la puissance et il va nous dépasser avec une vitesse excessive.

― B3-truc, vous avez entendu ? Coupez les gaz. On ira vous chercher avec nos propres moyens.

― Négatif. Il vous faudra trop longtemps et le caisson de survie n’est plus connecté à une source d’énergie. Ne vous inquiétez pas, il y a une solution de rechange.

Un sentiment de panique s’empara de Trajan. Une Intelligence Artificielle devenait imprévisible dans de telles circonstances. Sa priorité était de préserver l’humain dont elle avait la charge, sans tenir compte des dégâts causés à des tiers. C’était une des raisons pour lesquelles personne ne leur confiait jamais ce genre de responsabilité.

― Espèce de mécanique infernale ! Qu’est-ce que vous allez faire ?

― Ne changez pas votre trajectoire, Améthyste.

― Contact dans quinze secondes, annonça Nathalie.

Sur l’écran, la flamme du réacteur se mêlait de traînées rose et jaune par intermittence, les effets secondaires d’une fusion thermonucléaire suboptimale. Un tremblement de l’image témoignait de vibrations violentes et assez compréhensibles. Une accélération de 15 g surpassait toutes les limites de sécurité, encore plus pour une capsule de secours bricolée.

Cette O’Garret est une folle psychopathe d’avoir imaginé un truc pareil. Si elle s’en sort, je jure qu’elle va m’entendre.

― Capitaine ! Le caisson vient de se détacher.

― Zoomez dessus.

― Le propulseur dévie de sa trajectoire, ajouta Terry. Le bombardement énergétique a cessé.

― C’est déjà ça. Dans quel état est mon module ?

La caméra du drone affichait une scène de désolation. Plusieurs vitrages de la serre avaient volé en éclats, dévoilant un intérieur noirci et dévasté. Un indicateur sur la console radar attira le regard de Nathalie :

― Quelque chose se détache du caisson.

L’ultime vestige du Pearl s’approchait de l’Améthyste avec une vitesse qui, sans être aussi fantastique qu’avant la manœuvre de décélération, ne laisserait aucune chance à son passager en cas d’impact. Sur l’écran, avec la résolution maximale de la caméra, on distinguait un câble terminé par un objet cruciforme et, au milieu, une masse cylindrique.

― C’est un enrouleur de traction, s’exclama Terry. Je comprends ce qu’il veut faire… Alerte collision !

Deux secondes plus tard, le grappin improvisé s’encastrait dans une des ouvertures béantes du module hydroponique tandis qu’un crissement de métal déchiré leur vrillait les tympans. Le choc fut minime étant donné la masse insignifiante du caisson par rapport à celle de l’Améthyste. Nathalie observa, fascinée, le câble se tendre et l’enrouleur rougir à vue d’œil tandis qu’il tournait à toute vitesse pour absorber la différence de vélocité entre le caisson et le vaisseau et convertir l’énergie correspondante, considérable, en chaleur. Les structures de la serre se déformèrent sous la tension.

― Bon sang de déch de mes deux ! hurla Trajan.

Le freinage improvisé ne dura pas très longtemps. Le câble de nanocomposites, comme l’axe de l’enrouleur, servait à remorquer des blocs de minerai de plusieurs milliers de tonnes. Il ne risquait pas de se rompre, même si le moteur électrique et les autres composants n’étaient plus que du métal en fusion. Quelques secondes plus tard, le caisson dérivait à la même vitesse que l’Améthyste, relié par une attache de presque un kilomètre.

― Je crois que c’est fini, annonça finalement Terry.

Trajan explosa :

― Oh que non, ce n’est pas fini ! Cette furie vient de foutre en l’air la moitié de mon vaisseau et je…

― Équipe médicale, préparez-vous à intervenir, l’interrompit sèchement une nouvelle voix. Denis et Terry, allez voir dans quel état est ce caisson.

Peu de gens se permettaient de couper la parole au Capitaine. Marianne Trajan le pouvait. Après tout, elle l’avait épousé. Victor Trajan ne disait plus rien et se contentait de respirer lourdement en se frottant le visage. Cette affaire allait leur coûter beaucoup plus que le prix d’une pompe à changer.

― Allez me chercher ce propulseur lorsque vous aurez récupéré la fille, dit-il enfin. Si on peut en tirer un prix correct, ce sera la moindre des choses.

 

Le toucher et l’ouïe sont les premiers sens à redevenir opérationnels après une phase d’hibernation. Maureen percevait le contact des draps comme une alternance incohérente de froid et de chaud tandis que ses terminaisons nerveuses tentaient de se rétablir. Elle entendait aussi des murmures, des phrases sans signification. À ce stade, son cerveau pouvait à peine recevoir un signal, sans parler de l’analyser ou de le comprendre.

 

― Elle n’a pas été trop touchée par les radiations ?

― Ça va. Le dosage lymphocyte est bon et sa moelle osseuse réagit correctement aux traitements de regen. Ses signes vitaux sont positifs. Pas de blessures graves, principalement des contusions et une vilaine fracture à la jambe droite pendant la… manœuvre de rendez-vous.

Laure Trajan réprima un sourire en repensant à la colère homérique de son beau-père. Terry ne trouvait pas cela drôle. Pas après l’évaluation détaillée des dégâts causés à la serre et au vaisseau. Ils avaient tout juste réussi à récupérer le propulseur avant que celui-ci ne continue sa course folle.

― Il n’y a pas de quoi rire.

― Oh. Allez quoi, Terry. Tu disais toi-même qu’il nous encombrait, ce module.

― Ah oui ? Je crois me souvenir que certaines personnes y trouvaient leur compte. Finis les soupers en amoureux au milieu des fougères.

Laure pencha la tête. Le geste mettait en valeur son visage ovale et ses longs cils noirs. Ils avaient apprécié l’un comme l’autre ces occasions de quasi-intimité dans un espace plus grand que leur cabine, un luxe rare dans un astronef. Elle accrocha son regard :

― On trouvera autre chose.

Terry acquiesça distraitement. Il était grand et blond, comme tous les Trajan, mais pas aussi massif que son père, même s’il avait hérité du visage plat et de la mâchoire carrée caractéristiques de la famille. Il considéra la jeune fille inconsciente. La couche de crème hydratante qui recouvrait son visage n’arrivait pas à masquer plusieurs taches de rousseur. La pâleur de la peau contrastait avec les écorchures et une dense chevelure rouge vif.

― Tu as une idée de ce qui leur est arrivé ? demanda Laure.

― Non. Seulement que leur pile a dû prendre un sacré coup, à en juger par le niveau de radioactivité du Pearl. Je vais interroger son bot. Il n’a pas bien supporté l’arrivée non plus, et pour cause : câblé directement sur l’ordinateur du caisson, avec des raccords à la sauvette vers le propulseur et les autres systèmes. (Terry secoua la tête avec une moue dégoûtée.) Un vrai bricolage. Les fixations ont lâché lors de la phase d’arrimage et il s’est fracassé contre une paroi en arrachant une partie des circuits. (Il fit un geste pour désigner Maureen.) Papa veut savoir quand on pourra lui parler.

― Pas avant un bon moment.

― … soif, gémit Maureen.

Laure prit un petit brumisateur pour vaporiser un nuage de gouttelettes sur ses lèvres. Maureen entrouvrit un instant les yeux, avant de les refermer. Terry afficha une grimace de sympathie en la voyant se raidir de douleur. Tous ceux qui avaient subi une hibernation pouvaient témoigner à quel point le réveil était pénible, sans compter que les O’Garret avaient certainement dû utiliser une procédure d’urgence.

― Shhh, dit doucement Laure. Reste tranquille. Je vais baisser les lumières.

― … encore.

Le docteur répéta l’opération puis régla l’appareil qui contrôlait les perfusions. Maureen tenta de lever un bras, avant de reperdre connaissance.

― Bon, soupira Terry. Je vais aller voir ce que je peux faire avec le bot. Je me demande lequel des deux est en meilleur état.

― Je te rejoins dans un moment.

Laure dégagea une mèche collée sur le front de la patiente. Ses cheveux n’étaient pas coupés très court pour une fille de l’espace. Elle resta un instant à la regarder, avant de vérifier une dernière fois les signes vitaux et d’éteindre les lumières.

 

Cette fois-ci, la transition vers la conscience fut plus paisible. Maureen entendait le ronronnement des pompes, les mille et une vibrations qui constituaient le fond sonore d’un vaisseau spatial. Une odeur médicamenteuse flottait dans l’air. Il lui fallut quelques secondes pour s’orienter avec l’éclairage tamisé et les témoins lumineux des appareils avant de repérer la silhouette qui lui tournait le dos, masquant la lueur d’un écran. Elle lutta contre l’abrutissement provoqué par les drogues. Son corps était courbaturé et sensible, comme si elle avait été battue. Une vive douleur irradia de sa jambe droite lorsqu’elle ajusta sa position :

― Hmmph !

C’était plus une expiration étouffée qu’un cri. Ses lèvres étaient sèches et craquelées, sa langue une boule pâteuse. La silhouette se retourna :

― Ne bouge pas. Tout va bien.

― … ma jambe…

― Elle est cassée. La fracture a été réduite. L’os est presque ressoudé, mais les tissus restent sensibles. Tu as soif ?

Laure Trajan lui présenta un bidon muni d’une pipette. Maureen n’avait même pas besoin d’avaler. L’eau tiède humectait ses papilles, une sensation merveilleuse. Laure lui redonna à boire par petites gorgées, puis elle lui tamponna le visage avec un linge humide.

― Ça va mieux ?

― Oui.

Sa voix était faible et mal assurée. Malgré cela, Maureen revenait à la vie. Son regard s’éclaircit. Elle explora le reste du compartiment avant de fixer le docteur :

― Papa et maman ?

Laure secoua la tête et Maureen se mordit la lèvre. Un instant, elle avait espéré un miracle.

― On t’a rattrapée de justesse. Tu te souviens de ce qui s’est passé ?

― Papa n’a pas voulu que je retourne à l’intérieur. Maman est restée… pour arrêter la pile…

Sa voix se brisa et deux larmes coulèrent sur ses joues tandis qu’elle détournait la tête. En une phrase, elle venait de résumer un drame. Laure lui parla d’une voix douce, d’abord de simples paroles de réconfort, avant de poser des questions plus précises. Par bribes, avec de longs silences, Maureen raconta son histoire. Comment ses parents avaient décidé à sa place, et comment elle avait accepté. Laure lui prit le menton dans la main et la força à la regarder :

― Ils ont eu raison. Il n’y avait rien d’autre à faire.

― Je ne sais pas… Peut-être que…

― Non. Toi aussi tu as eu raison de leur obéir.

Les accidents n’étaient pas rares dans la Ceinture. Si les Spatieux apprenaient très tôt à accepter les risques inhérents à la vie dans l’espace, soutenus par la ressource mentale que constituait la Règle, cela ne les rendait pas indifférents à la souffrance. Maureen sentait sa mâchoire trembler contre les doigts du docteur et fit un effort désespéré pour ne pas pleurer. Laure se tourna vers la perfusion. La jeune fille ferma les paupières et sentit à nouveau sa conscience fuir.

 

― Combien ? demanda Victor Trajan.

Terry s’installa dans le fauteuil du copilote et cligna des yeux de fatigue :

― Cent trente mille dollars pour reconstruire le module hydroponique et vingt-cinq mille en dommages secondaires.

― Nom de Zeus !

― Nous venons donc de perdre tous les bénéfices de ce voyage, précisa Marianne Trajan.

L’épouse du Capitaine était une femme assez grande, plutôt maigre, avec des cheveux très blancs coupés en brosse. Le reste du conseil de famille accueillit l’information avec la résignation caractéristique des Pousse-pierres envers les coups du sort.

― Que leur est-il arrivé ? demanda Nathalie. Terry, tu as pu interroger le bot ?

― Oui, le bloc processeur n’a pas subi de dommages. Je n’en dirai pas autant de la mécanique. Bref, les O’Garret prospectaient du côté de Jupiter.

― Qu’est-ce qu’ils allaient faire là-bas ? demanda Trajan.

Le système jovien restait inexploité. Il n’offrait rien qu’on ne puisse trouver ailleurs et les radiations qui entouraient la planète rendaient problématique l’accès aux lunes les plus importantes.

― Je l’ignore. Ni le robot ni la fille n’ont pu nous le dire. En tout cas, ils étaient en approche de Callisto lorsqu’une météorite a dû les percuter.

― Un sacré coup de malchance, grogna Trajan.

― Il faudrait examiner l’épave pour en savoir plus, mais je ne pense pas qu’il y ait eu négligence. O’Garret avait de l’expérience et il s’est pas mal débrouillé pour sauver sa fille. Il a bricolé un raccord entre un accumulateur et ce qui lui restait de propulsion en se débarrassant de tout ce qui pouvait être dégagé du châssis central, y compris les compartiments d’habitation et la pile. Lui et sa femme doivent encore dériver là-bas.

Trajan ne releva pas. Sa sympathie pour les O’Garret s’estompait devant le montant de la facture.

― Bon, reprit-il. Quelles sont nos options ?

― On pourrait demander à Eloane de récupérer l’épave, dit Terry. Évidemment, vu son état, je doute qu’il soit possible d’en tirer plus de cinquante mille dollars.

En orbite entre la Terre et la Lune, au point de Lagrange L1, la station spatiale géante d’Eloane assurait l’organisation administrative et militaire de l’ensemble du système solaire, à l’exception de la surface terrestre. Le Capitaine se tourna vers sa femme, la spécialiste des questions juridiques. Elle secoua la tête :

― Pour cinquante mille dollars, Eloane ne fera rien. Monter une mission coûterait au moins le double.

― Ouais, souffla-t-il en se frottant la joue. On n’est pas près de rentrer dans nos frais. Quelle est notre position légale vis-à-vis de la fille ? Elle n’a pas de quoi nous rembourser, mais on peut au moins la faire travailler ? Avec un contrat à durée fixe, par exemple ?

Terry sentit Laure s’agiter. Il posa la main sur son bras.

Ne te mêle pas de ça.

― Il y a des précédents, répondit Marianne. Rarement avec une mineure, néanmoins le code légal prévoit le cas d’un contrat d’assujettissement pour effacer une dette.

― Assujettissement ! s’exclama Laure. Autant dire de l’esclavage !

Marianne Trajan se tourna vers sa belle-fille en fronçant les sourcils :

― Ce n’est pas de l’esclavage. Ce genre de contrat est très cadré et la Règle est claire, cette fille…

― Elle s’appelle Maureen.

― Maureen, alors, dit Marianne en haussant les épaules. Eh bien d’après la Règle, Maureen est responsable des dommages causés à l’Améthyste. J’ajoute qu’un contrat d’assujettissement ne peut excéder deux ans, après quoi la dette est annulée. Elle a quoi ? Quinze ans ? À son âge, elle ne gagnerait jamais autant avec un salaire normal.

― Exact, opina Trajan. Je dirais même qu’on lui fait une fleur. (Il se tourna vers sa femme.) Transmets le rapport d’usage à Eloane, en indiquant les coordonnées et le vecteur du Pearl. Au moins, ça établira nos droits s’ils décident d’aller le récupérer.

Marianne acquiesça. Terry savait qu’elle réclamerait également la prime usuelle pour la récupération d’un rescapé. Ni lui ni elle n’en parlèrent. Laure était assez remontée comme ça.

 

― Ça ne me plaît pas du tout.

― Laure, la décision a été prise et ce n’est pas à toi de…

― Il y a une autre solution.

Ils s’étaient retirés dans leur cabine. Sa femme n’avait pas prononcé une seule parole pendant le repas en commun. Personne ne s’en était offusqué. Dans l’espace clos d’un vaisseau spatial, il fallait savoir respecter les bonnes et mauvaises humeurs des uns et des autres sans y prêter trop d’attention. Terry l’écouta, d’abord avec patience, puis avec stupéfaction.

― Je trouverais cela plus juste, continua Laure. Même de votre foutu point de vue économique, la famille bénéficierait de son travail plus longtemps que pendant deux ans. Et puis tu m’as toujours dit…

― Attends, ça n’a rien à voir… (Il secoua la tête.) Laure, c’est une gosse de quinze ans. On ne la connaît même pas.

― J’en ai vu assez pour me faire une opinion. Elle a du cran. J’ai lu son dossier. Elle est intelligente et elle aura sa place ici, en tant que membre d’équipage à part entière.

Terry poussa un long soupir d’exaspération :

― Écoute, je crois vraiment que…

― Ne dis rien. Tu la verras demain et on en reparlera ensuite.


CHAPITRE TROIS

 

Sitôt la porte ouverte, les pulsations de la musique frappèrent les tympans de Richard Trévise avec une pression palpable. Il afficha un sourire de pur plaisir. La pièce grouillait d’adolescents qui se déhanchaient aux derniers rythmes à la mode : un mélange détonant de réverbérations et d’asynchronies rapides accompagnées d’explosions de lumière.

― Hé ! Richard !

Il plissa les yeux et avança en explorant la pièce du regard. Francis lui faisait signe, calé dans le sofa, une cannette à la main. À côté de lui, deux filles discutaient face à la console de sélection de l’holo-vidéo.

― Alors, cria Francis par-dessus le vacarme. Où est-elle, cette grande œuvre ?

Le sourire de Richard s’intensifia. Le souvenir de son humiliation s’était atténué, ce qui ne l’avait pas empêché de profiter du moindre décibel de la séquence sonore pour ridiculiser le coach. Il éleva la voix pour se faire entendre à son tour :

― Je l’ai appelé : concerto pour conteneur et cri de prof ! Je le mets en ligne demain.

― Tu l’as ici ? demanda une des filles.

Elle fit un signe enthousiaste en direction d’un autre garçon pour qu’il vienne les rejoindre. Richard sortit son compod, ravi de leur attention. Francis, dont les parents étaient assez aisés pour disposer d’une pièce de réception insonorisée, l’invitait à toutes ses soirées.

― Vous allez voir, c’est… zut.

Le visage de sa mère s’affichait sur l’écran du compod, à côté de l’indicateur d’un appel prioritaire. Compréhensif, Francis indiqua une porte qui donnait sur le reste de l’appartement. Dans le couloir, la musique n’était plus qu’un chuchotement rythmé.

― Oui m’man ? soupira Richard.

― C’est juste pour te dire de remercier et féliciter Francis pour son dessin. Je viens de le voir.

Richard fronça les sourcils :

― Mais…

― Il est vraiment superbe, n’oublie pas de lui dire. Allez, je ne te dérange pas plus. Passe une bonne soirée, mon chéri.

Une image venait d’arriver dans la boîte aux lettres : un motif abstrait composé d’un assemblage de lettres déformées et multicolores. Richard secoua la tête. Sa mère devait se tromper. Il n’avait jamais vu Francis dessiner autre chose que des gribouillis… Il réalisa brusquement que certaines des lettres formaient un texte lisible :

« Urgence - descends immédiatement dans le hall. Ne parle à personne. »

Cela n’avait pas de sens. Une urgence, à cette heure… Richard hésita, partagé entre l’agacement et un début d’appréhension. Ce n’était pas du tout le genre de sa mère d’envoyer un tel message sans une raison sérieuse. Il replia le compod et se dirigea vers la porte d’entrée, puis vers les ascenseurs.

Nicole Trévise l’attendait au rez-de-chaussée, le visage grave.

― Donne-moi ton compod, dit-elle.

Il obéit, déconcerté. Elle effectua une manipulation rapide sur l’appareil avant de le glisser dans une des boîtes aux lettres.

― Non mais ça ne va pas ! protesta-t-il.

― Tu n’en auras pas besoin. Suis-moi, ajouta-t-elle en l’entraînant dans la cage d’escalier menant aux sous-sols.

Il voulut protester

― Mais Francis…

― Il va recevoir un message de toi qui lui dira de ne pas s’inquiéter.

Richard jeta un regard dubitatif en direction de la boîte aux lettres. L’appareil y serait en sécurité, mais il lui faudrait au moins attendre le lendemain pour le récupérer. Ils descendirent jusqu’au parking et marchèrent jusqu’à un véhicule qu’il ne reconnut pas.

― On a changé de voiture ?

― Je t’expliquerai.

Sophie, sa jeune sœur de douze ans, se trouvait à l’intérieur. Il lui lança un regard interrogateur auquel elle répondit par un haussement d’épaules. La voiture quitta le parking pour se mêler à la circulation. Laissant les commandes au pilote automatique, Nicole déplia le boîtier d’un micro-terminal. Elle tapa une série de touches avant de murmurer :

― François ? J’ai les enfants. Et toi ?

― Je suis dans la place. Il me reste plus qu’à m’arranger avec l’équipe de nuit.

Richard reconnut la voix de son père, déformée par l’utilisation d’un algorithme de cryptage inadapté à la bande passante. Il ne comprenait pas pourquoi sa mère n’utilisait pas son communicateur normal.

― On va retrouver papa ? demanda Sophie.

Nicole lui fit signe de se taire et continua de s’adresser au boîtier :

― Pas de trace de surveillance extérieure. Ils me croient toujours à l’appartement.

― Tu es certaine qu’une procédure a été engagée ?

― Je sais reconnaître un logiciel espion ! La sécurité a dû intercepter une de mes requêtes. Je ne vois pas d’autre explication.

― Bon. Je te rappelle pour confirmer le lieu de rendez-vous.

Elle mit fin à la communication et continua ses manipulations sur le terminal. Richard se racla la gorge :

― M’man ?

― Plus tard.

La voiture roulait à vive allure, le ronronnement du moteur ponctué par le claquement nerveux des doigts de sa mère sur les touches. Ils quittaient la zone résidentielle, direction Grenoble. Richard essayait de comprendre.

C’est comme un épisode de vidéo-roman.

Un thème revenait souvent dans les séries, celui du salarié qui changeait d’employeur sans autorisation. Cela devait certainement exister dans la vie réelle. En tout cas, le comportement de ses parents y correspondait et cela n’avait rien de réconfortant. Rompre un contrat de travail ne constituait pas seulement un délit grave. Le chaos régnait en dehors des enclaves urbanisées sous le contrôle des corporations. Elles seules offraient des garanties de sécurité valables, en échange d’une obéissance sans faille. Leur mère occupait un poste important chez Domelta, le conglomérat industriel qui régnait sur la mégapole lyonnaise et une bonne partie de la France. Elle devait avoir négocié un changement d’allégeance envers une autre société et, bien sûr, toute la famille suivrait. Ils avaient probablement rendez-vous avec une équipe d’extraction qui les attendait à l’écart de la ville. Cela expliquait la saisie de son compod, pour que les autorités le croient toujours chez Françis.

― Qu’est-ce qui se passe, à ton avis ? chuchota Sophie.

Richard hésita avant de lui répondre, pour ne pas l’inquiéter. Dans les vidéo-romans, ces histoires finissaient souvent mal.

― Ben, je dirais qu’on va quelque part, mais…

― Sans blague ! Tu sais que t’es doué, toi ? Je me demandais vraiment ce qu’on faisait sur la route en pleine nuit. Tu crois que…

― Taisez-vous, tous les deux, et laissez-moi me concentrer, siffla Nicole sans relever la tête.

 

François Trévise ne perdit pas de temps en réflexions inutiles sur ce qui avait pu se produire. La réalité suffisait : les services de sécurité soupçonnaient Nicole, très probablement en se trompant sur ses mobiles, sans que cela n’y change rien. Une enquête révélerait des intentions tout aussi impardonnables qu’une intrusion dans une base de données confidentielle. Leur unique chance de salut était d’agir vite.

Tout ce qu’on demande, c’est qu’ils nous fichent la paix !

Il contrôla sa colère, dangereuse sur le court terme. Au moins disposait-il d’un atout : celui de porter le même uniforme que ceux qui se lanceraient bientôt à leur poursuite. Sa montre indiquait vingt et une heures cinquante, dix minutes avant la relève. Les conversations dans le vestiaire des gardes s’entendaient jusque dans le couloir. Il reconnut la voix de Dumont, la première bonne nouvelle de la soirée.

― Trévise ! Qu’est-ce que tu fiches ici ?

― Je joue les extras, répondit François en souriant. Il paraît qu’un de tes gars est malade.

Il connaissait d’autres membres du détachement de sécurité du spatioport, mais Dumont et lui avaient servi trois ans ensemble dans les patrouilles urbaines de Lyon. Il s’était toujours bien entendu avec lui, jusqu’à ce que son coéquipier soit muté ici, à SaintEx, un poste considéré comme plus tranquille.

― Ouais, ça arrive un peu trop souvent, dit Dumont. Bon, tu connais ton affectation ?

― On m’a dit de voir avec toi, mentit François. (Il salua d’un hochement de tête les autres gardes qui partaient prendre leur faction.) Je veux bien m’occuper du périmètre extérieur, ajouta-t-il.

Dumont secoua la tête :

― Pas un soir de lancement. Consignes d’en haut : uniquement des locaux aux postes sensibles. Je vais te mettre dans le quartier administratif. J’aurais bien aimé que tu prennes ma place, remarque. Les rondes de nuit le long des grillages, ça me fait de plus en plus flipper.

― Ils t’ont mis de quel côté ?

― La palissade ouest, près de l’autoroute. Ce n’est pas le pire. Côté Crémieu, on se prend régulièrement des tirs de sniper. Bon, j’y vais. Souhaite-moi de ne pas faire de mauvaise rencontre.

Le dernier garde venait de franchir la porte à l’extrémité du couloir. Ils étaient seuls. François réprima un remords et força un sourire de sympathie, pendant que sa main gauche attrapait la matraque. Dumont tenta de se défendre, une fraction de seconde trop tard. Le coup le cueillit sous le menton et le grésillement de la décharge électrique étouffa son cri. François traîna le corps inconscient dans l’arrière du vestiaire.

― Désolé, vieux, murmura-t-il en récupérant insigne, carte d’accès et communicateur. La mauvaise rencontre, tu viens de la faire parce que ce soir, j’ai vraiment envie de m’occuper du périmètre extérieur.

 

Vingt minutes plus tard, la voiture quittait l’autoroute pour s’engager sur une aire de service déserte. Elle suivit une allée latérale avant de s’immobiliser au pied d’un mur de béton gris. Nicole déclencha l’ouverture des portières et Richard grimaça sous l’odeur écœurante des plantes en décomposition dans l’air humide. Après un siècle et demi de réchauffement planétaire incontrôlé, malgré les désherbages réguliers, la végétation s’infiltrait partout. Les feuilles bouchaient les ouvertures d’écoulement de pluie avant de pourrir dans les flaques d’eau résultantes. Nicole ouvrit le coffre pour prendre un grand sac de voyage et désigna l’autre bagage à Richard :

― Prends-le.

Ouvrant le sien, elle en retira un objet cylindrique qui ressemblait à un gros aérosol qu’elle plaça dans l’habitacle avant de verrouiller les portes. La voiture repartit toute seule dans la nuit. Richard et Sophie se regardèrent :

― C’est voulu, dit Nicole. Suivez-moi, et en silence.

Elle les entraîna le long du mur jusqu’à un panneau de métal et tapa un code sur le clavier de sécurité. Derrière, une série de plaques lumineuses éclairaient un tunnel de maintenance poussiéreux. Ils s’avancèrent jusqu’à un autre accès qu’elle ouvrit comme le précédent. Celui-ci donnait de l’autre côté des enceintes, sur une zone de broussailles noyée dans la pénombre. Maintenant, Richard était vraiment très inquiet. Il sursauta lorsque la porte blindée se referma avec un choc qui résonna dans la nuit. Nicole ajusta une épaisse paire de lunettes sur ses yeux :

― C’est par là, dit-elle. Tenez-vous par la main et marchez juste derrière moi.

― Mais on ne voit rien !

― Moi oui. Vous n’avez qu’à me suivre.

Déséquilibré par le sac, Richard manquait de trébucher à chaque pas sur un chemin encombré de pierres et de racines. Sophie s’arrêta pour chasser les insectes qui bourdonnaient autour d’eux :

― Y’a plein de bestioles, ici !

― Raison de plus pour ne pas traîner, rétorqua son frère en lui reprenant la main.

Les broussailles laissèrent la place à un terrain plus dégagé. La ligne claire d’un périmètre de sécurité s’étendait devant des bâtiments illuminés. Il reconnut les hangars du spatioport de SaintEx. Au-delà des grilles, six ovoïdes argentés s’alignaient sur une rampe : des capsules de lancement. Richard avait déjà vu des reportages à leur sujet. Les capsules contenaient des cargaisons à destination des Grangiens. La mise sur orbite était effectuée par des canons laser. Un système aussi spectaculaire et beaucoup plus efficace que des fusées ou des propulseurs.

Le tarmac constituait aussi un bon endroit pour faire atterrir un appareil volant, comme celui que l’équipe d’extraction utiliserait. C’était évidemment ça, le plan. Il leva les yeux vers le ciel mat, tout en sachant qu’il ne verrait rien.

Ce sera un zinc furtif et ils feront attention à ne pas être repérés.

Il tenta de se rassurer en imaginant l’équipe de professionnels qui les récupéreraient. Des spécialistes qui sauraient déjouer les systèmes de défense.

Je me demande où on va se retrouver.

Une silhouette à la carrure solide les attendait derrière une porte ouverte dans le grillage, une épaisse mallette à ses pieds.

― Papa ! s’exclama Sophie en se précipitant vers lui.

― Ne posez pas de questions, ordonna François Trévise en récupérant le bagage de Richard et en soulevant la mallette. Les caméras vont bientôt se remettre en fonction. On prend quelle capsule ? demanda-t-il à Nicole.

― La première. Celle de droite.

― Alors on y va. Au pas de course.

Hein ?

S’embarquer dans une capsule ne correspondait pas du tout au scénario qu’il avait imaginé. Désorienté, Richard suivit le mouvement, d’abord vers les bâtiments, puis le long d’une énorme canalisation qui rejoignait la zone de lancement. Ses parents échangeaient des phrases rapides tout en courant.

― … as réussi à contacter Théodoros ?

― … juste un mail … tenir prêt…

Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible.

L’angoisse lui coupait le souffle autant de la course. Il cherchait encore à se persuader qu’il se trompait sur leurs intentions, même si tout semblait les confirmer.

― Dépêche-toi, Richard !

Les capsules reposaient sur une rampe horizontale à trois mètres du sol. Chacune avait la forme d’un œuf géant, d’une trentaine de mètres de hauteur, dont les parties inférieures portaient les traces bleutées du métal soumis à une chaleur extrême. La base de l’œuf était creuse. Par en dessous, on distinguait la surface réfléchissante de l’acier-cristal avec le bloc d’ablatine au centre. Une échelle métallique les amena jusqu’à une passerelle qui affleurait au niveau le plus large des capsules, là où des symboles rouge et jaune délimitaient les commandes extérieures d’un panneau d’accès. François posa ses bagages sur le plancher grillagé :

― À toi de jouer, dit-il à Nicole.

Elle ressortit son terminal et recommença à pianoter. Richard considéra le panneau comme s’il réalisait enfin la situation. Manifestement, personne ne viendrait les chercher. Pire, cette capsule allait dans l’espace, un endroit où ils n’avaient rien à faire.

― Non ! s’exclama-t-il en secouant violemment la tête. Je ne sais pas ce que voulez faire, mais je refuse de monter là-dedans !

Sophie lui jeta un regard craintif. Son père serra les mâchoires et fronça les sourcils avant de souffler avec impatience :

― On n’a pas le choix, et toi non plus.

Une bouffée de colère monta en lui, avant que l’inquiétude ne revienne en force.

― Mais pourquoi ! Toi et maman… vous avez des ennuis ?

― Ouais, des ennuis et une opportunité. (Son père leva l’index.) Là-haut, il y a quelqu’un… disons à qui l’on rend service. En échange, il nous aidera à trouver une place dans un endroit avec plus d’avenir qu’ici.

Richard leva les yeux vers le ciel sombre. On pouvait tout juste distinguer un flou lumineux qui marquait la position de la Lune derrière la couche de nuages.

― On va sur la Lune ? s’exclama Sophie.

― Non, dit François. Sur Eloane.